15
Taol se réveilla complètement désorienté. Lorsque ses idées s’éclaircirent, il se souvint qu’il se trouvait à Larne et se demanda comment il avait pu s’endormir… Il se trouvait dans une petite pièce, étendu sur un banc de pierre. Quand il se redressa, son dos raidi lui appris qu’il y était resté allongé un bon moment.
Il ne se souvenait pas qu’on l’ait amené dans cette pièce. En fait, il ne se rappelait de rien après avoir quitté la grotte. Taol commençait à s’inquiéter ; il revoyait clairement la prophétie, mais rien d’autre. Il lui fallait quoi qu’il en soit regagner le bateau sans tarder. Le capitaine Quain l’avait prévenu qu’il lèverait l’ancre au bout d’un jour, et Taol n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé. Comme il se préparait à quitter la pièce, le plus jeune des quatre entra.
« Bonjour ! lui dit l’autre. J’espère que vous vous êtes bien reposé.
— Comment suis-je arrivé là ? voulut savoir Taol.
— C’est un effet secondaire de la prophétie. Celui qui vient chercher des réponses se retrouve vidé de toute son énergie. Ne vous inquiétez pas. La prophétie a cet effet sur chacun de nous. Vous vous êtes senti fatigué, et l’on vous a conduit ici pour que vous puissiez dormir un moment.
— Combien de temps ai-je dormi ? » Taol ne croyait pas un mot de son interlocuteur. Dans son souvenir, il se sentait très bien juste après la prophétie.
« De nombreuses heures. Une nouvelle aube s’est levée.
— Je dois m’en aller. Mon bateau va bientôt partir. » Taol se souvint qu’il avait été question d’un prix. « Dites-moi ce que je dois payer.
— Oh, ça. » L’homme avait un ton désinvolte. « Le prix ne sera guère élevé, je crois. Il vous sera simplement demandé de porter quelques lettres à votre retour à Rorne. C’est bien votre destination, n’est-ce pas ? » Quelque chose dans sa voix rendit Taol soupçonneux. Il avait cru comprendre qu’on lui demanderait bien davantage que jouer les messagers.
« Est-ce tout ?
— Mais bien sûr. Ne croyez pas toutes ces histoires à dormir debout que l’on raconte sur Larne. Nous ne demandons jamais que de menus services à nos visiteurs. Nous avons examiné votre cas avec bienveillance et décidé de ne pas vous faire payer trop cher. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous remettre les lettres. » L’homme pivota sur les talons et quitta la pièce. Taol le suivit.
On lui donna deux lettres cachetées à la cire, en lui indiquant où et à qui les remettre. Puis un homme encapuchonné le raccompagna au bas de la falaise. Taol ne pouvait se défaire d’un sentiment de malaise. Quelque chose n’allait pas. Il ne pouvait pas croire que les quatre le laissaient partir aussi facilement – des lettres à porter dans une ville où il serait retourné de toute façon ? Le plus troublant restait néanmoins la manière dont il avait oublié presque un jour et une nuit.
Taol écarta ces préoccupations en arrivant sur la plage. Il allait devoir ramer vite pour rallier l’Anguille sous roche avant son départ. L’air frais lui semblait une bénédiction après l’atmosphère rance du temple et de la grotte. À chaque inspiration, son humeur s’allégeait. Il serait bientôt loin de ce lieu maudit. En rentrant à Valdis, il irait parler à Tyren du sort terrible des prophètes de Larne. Aucun homme ne devait jamais plus être condamné à une existence pareille.
Taol poussa sa barque dans le ressac, savourant la fraîcheur de l’eau autour de sa taille. Il bondit à bord et se mit aux rames, heureux de ne plus sentir l’île sous ses pieds. Pour s’éloigner rapidement du rivage et chasser Larne de ses pensées, il rama de toutes ses forces.
Retrouver l’Anguille sous roche s’avéra difficile. Des lambeaux de brume tourbillonnaient au large, cachant l’île aux bateaux de passage. Taol tâcha de tenir un cap sud-ouest, espérant tomber tôt ou tard sur le bateau. Au bout de quelques heures, l’anxiété le gagna : il aurait déjà dû l’apercevoir. Cessant de ramer, il tendit l’oreille et crut entendre un appel au loin. Puis un autre : le son d’une come de brume. L’équipage de l’Anguille sous roche tentait de l’aider en lui signalant sa présence. Ragaillardi, Taol se remit à ramer avec une énergie accrue.
Peu après, il repérait les mâts du bateau au-dessus de la brume. Son cœur s’emplit d’allégresse à cette vue : l’Anguille sous roche ne l’avait pas abandonné. Comme il approchait, le brouillard s’écarta ; on l’accueillit au cri de : « Ohé, du bateau ! »
L’équipage au complet se pressait au bastingage. Taol distingua la silhouette du capitaine Quain, qui levait la main pour le saluer. Les hommes poussaient des vivats tandis qu’il venait se ranger le long du bateau. Enfin, Taol entendit le capitaine crier : « Débouchons un tonnelet, compagnons, notre ami est de retour ! »
« Non, La Bousille, ce n’est pas la femme du meunier qui se laissera culbuter pour une longueur de tissu et un poulet de grain.
— C’est pourtant ce qu’on m’a dit, Finaud.
— Non, il n’y a pas plus riche que les femmes de meunier. C’est la femme du marchand de chandelles qu’on peut avoir pour des babioles. Tout le monde sait qu’on gagne une misère dans la chandelle.
— La femme du marchand de chandelles ne donne pas l’impression d’être une pauvresse, Finaud. Elle porte toujours de très jolies robes.
— Précisément, La Bousille ! Comment crois-tu qu’une femme dont l’époux ramène à peine une pièce d’argent par mois puisse s’offrir un si beau linge ? Et une table aussi bien garnie ? On y mange très souvent du poulet.
— N’empêche que maître Ravin prétend avoir obtenu les faveurs de la femme du meunier contre une longueur de tissu et un poulet de grain.
— Maître Ravin aurait pu s’économiser la dépense. La femme du meunier prodigue ses faveurs à tout ce qui porte des braies, pour la bonne et simple raison qu’elle a le feu au derrière.
— Crois-tu que j’aurais mes chances avec elle, dans ce cas, Finaud ?
— Je ne suis pas certain que tu le voudrais.
— Pourquoi cela ?
— Malheureusement, La Bousille, il semble que la femme du meunier ait dispensé ses faveurs avec suffisamment de prodigalité pour attraper les ghones. Et à moins que tu tiennes à voir tes couilles pourrir sur pied, je te conseille de garder tes distances.
— Merci de m’avoir prévenu, Finaud. Tu es un véritable ami.
— Je considère qu’il est de mon devoir de t’informer de ces questions, La Bousille.
— Et maître Ravin ? A-t-il attrapé les ghones, lui aussi ?
— Tout ce que je peux te dire, La Bousille, c’est qu’à en juger par sa façon de marcher ces derniers temps, ses prunes ne devraient plus tarder à tomber de la branche. »
Les deux gardes s’adossèrent au mur pour se détendre un moment en sirotant leur bière.
« Au fait, Finaud, quand j’étais sur les remparts ce matin, j’aurais juré voir un groupe de cavaliers dans la forêt.
— Quelles couleurs portaient-ils, La Bousille ?
— Eh bien, ils étaient plutôt loin, mais il m’a semblé que c’étaient des mercenaires.
— Sans doute ceux de messire Baralis, dans ce cas. Je me demande s’ils ont retrouvé le petit Jack ?
— Je ne l’ai pas aperçu, Finaud.
— J’espère qu’il se trouve en sécurité à l’heure qu’il est. Le gosse ne se portera que mieux loin du château. Il ne s’est jamais vraiment intégré. Comme sa mère : la tête dans les nuages.
— J’ai entendu dire que sa mère était une sorcière.
— Aye, La Bousille, c’est ce que prétendait la rumeur. Un beau brin de fille, tu peux me croire. Elle venait du Sud d’après son accent, mais de là à dire que c’était une sorcière, ça, je n’en sais rien. Même si j’ai entendu des histoires…
— Quel genre d’histoires, Finaud ?
— On raconte qu’un jour elle aurait rendu chauve un courtisan trop empressé.
— Chauve ?
— Comme un œuf.
— Ce n’était pas maître Frallit, hein, Finaud ? Il est aussi chauve que toi.
— Je ne peux rien dire, La Bousille. » Finaud but une longue gorgée de bière et ne prononça plus un mot.
Messire Maybor commençait à se demander ce qui avait pu arriver à son assassin. Il avait chargé Crandell de le contacter, mais son serviteur ne l’avait trouvé nulle part. En tout cas, Scarles n’avait pas fait son travail, car Maybor avait encore vu messire Baralis le matin même.
Il se promenait dans les jardins, prenant l’air comme la guérisseuse le lui avait conseillé, quand il avait repéré Baralis près des remparts. Craupe, sa brute mal dégrossie, le suivait comme son ombre. Ni l’un ni l’autre ne l’avaient aperçu, ce dont Maybor s’était félicité ; il ne tenait pas à se retrouver face à face avec le chancelier, préférant garder ses distances jusqu’à l’élimination de son ennemi. À ce détail près que l’homme auquel il avait confié cette mission demeurait introuvable.
Il ne savait même pas si Scarles était logé en ville ou au château ; l’assassin n’informait personne de ses déplacements. Peut-être avait-il renoncé, jugeant Baralis trop dangereux ? Maybor n’y croyait guère. Pour avoir traité à plusieurs reprises avec Scarles, il le connaissait bien. L’assassin n’était pas homme à reculer devant le danger.
Maybor arpenta sa chambre de long en large dans les vêtements de son serviteur. Ayant insisté pour que la totalité de sa garde-robe soit brûlée, il se retrouvait dans l’humiliante situation de n’avoir plus rien à se mettre. Comme ses fils étaient trop minces pour lui prêter des habits, il avait dû emprunter à Crandell quelques frusques d’une propreté douteuse : les nouveaux ensembles qu’il avait commandés au maître couturier du château ne seraient pas prêts avant une semaine.
Lui, le grand Maybor, contraint de déambuler dans les jardins attifé en domestique ! Baralis lui avait vraiment joué un vilain tour.
Il commençait à développer, à juste titre, une crainte viscérale du poison. Où en trouverait-il la prochaine fois ? Dans ses draps ? Ses souliers ? Il avait essayé de convaincre Crandell de goûter pour lui son vin et sa nourriture, mais l’ingrat serviteur n’avait rien voulu savoir. Maybor allait devoir engager un goûteur si Baralis ne disparaissait pas très vite ; or de tels services se rémunéraient fort cher. Il s’agissait il est vrai, Maybor devait le reconnaître, d’une profession à risque.
Le seigneur était mécontent de son assassin ; ce dernier avait trop attendu pour exécuter son contrat. Quand Scarles serait enfin passé à l’action, Maybor n’aurait aucun scrupule à lui faire trancher la gorge. Jamais il n’offrirait trente arpents de ses vergers à un homme aussi lent dans sa besogne.
Crandell entra dans la chambre en frappant à la porte.
« Que veux-tu ? As-tu réussi à dénicher ce maudit Scarles ?
— Non, messire, il semble que personne ne sache où le trouver.
— Où diable a-t-il bien pu passer ? s’exclama Maybor en tapant du pied.
— Eh bien, Votre Seigneurie, j’ai pensé à quelque chose. Bien sûr, je peux me tromper.
— Au fait, Crandell, au fait. » Maybor prit son éclat de miroir pour examiner les plaies de son visage.
« Vous savez, messire, qu’un incendie s’est déclaré dans la salle des banquets peu après votre départ.
— Oui, oui, s’impatienta Maybor.
— Il se trouve qu’un homme est mort dans cet incendie. Brûlé vif.
— En quoi cela concerne-t-il Scarles ? » Maybor creva avec délice une cloque pleine de pus.
« Nul n’a pu mettre un nom sur le corps, Votre Seigneurie, et personne n’a été signalé manquant. »
Maybor se figea. Il comprenait fort bien ce que Crandell lui disait. Il réfléchit un moment, avant de demander : « Dans quel état se trouvait le corps ?
— J’ai entendu dire que le malheureux avait été réduit en cendres. Il ne restait rien de son visage.
— A-t-on retrouvé quoi que ce soit auprès de lui ?
— Je n’en suis pas sûr. À ce qu’on raconte, seul son couteau aurait survécu aux flammes.
— Son couteau ?
— À ce qu’on raconte, messire. Un drôle de couteau, paraît-il. Rien à voir avec un couteau de table ordinaire.
— Laisse-moi ». Le serviteur quitta la pièce.
Maybor n’avait jamais vu le couteau de Scarles, mais se doutait qu’il s’agirait d’une arme spéciale : c’était le seul outil d’un assassin. Il s’assit dans son lit pour réfléchir aux implications de ce qu’il venait d’apprendre. Maybor avait vu l’assassin la veille de la fête de l’Hiver ; il n’avait plus de nouvelles de lui depuis, et l’homme n’avait pas rempli sa mission.
Le seigneur frissonna malgré lui. Et si Scarles avait tenté d’assassiner Baralis, et échoué ? Baralis l’avait peut-être éliminé, puis allumé l’incendie pour faire disparaître les traces. Maybor avait entendu d’étranges rumeurs au sujet de cet incendie ; Crandell avait même mentionné un écuyer qui aurait vu un homme en noir s’éloigner des flammes. Or Baralis était célèbre pour ses tenues noires. Maybor sonna Crandell. Il ne pouvait plus crier, sa gorge ne l’aurait pas supporté.
« Oui, messire, dit Crandell en réapparaissant.
— Je veux parler à l’écuyer dont tu parlais. Celui qui a vu l’incendie se déclencher.
— Oh, messire Tollen ? Il a eu un terrible accident l’autre jour.
— Que lui est-il arrivé ? » Maybor se glaça.
« Eh bien, on dirait qu’il s’est proprement éventré en tombant sur une faux. Il est mort sur le coup.
— Dis-moi, Crandell, ne trouves-tu pas étrange que l’on puisse tomber sur une faux ?
— Maintenant que vous le dites, cela paraît curieux, en effet. Messire Tollen n’était pas un fermier.
— Laisse-moi, maintenant. Je dois réfléchir à tout ceci. »
Après le départ de son serviteur, Maybor se remit à faire les cent pas. Personne, fermier ou non, ne tombe accidentellement sur une faux. C’est l’œuvre de Baralis, songea Maybor. Il a fait disparaître l’écuyer pour éviter tout rapprochement avec l’incendie. Baralis avait réussi, d’une manière ou d’une autre, à tuer son assassin. Scarles n’était pourtant pas le premier venu ; il faisait figure de légende dans sa profession. L’assassin avait eu raison de se méfier de sa cible. Baralis devenait trop ingénieux. Maybor se mit à tourner en long, en large, réfléchissant à la meilleure manière de régler son problème.
Bringe contempla l’immense étendue des vergers. De son poste au sommet de la colline, il apercevait des centaines d’arpents de pommiers courtauds, sans feuilles, soigneusement alignés à perte de vue. Les vergers de messire Maybor. Bringe sourit intérieurement et tâtonna dans sa poche à la recherche de la lettre. Un frisson d’anticipation le parcourut quand ses doigts calleux se refermèrent sur le papier.
Il savait la richesse que représentaient ces vergers : on y trouvait les meilleurs pommiers des Quatre Royaumes. Leurs succulentes pommes au goût acidulé donnaient probablement le meilleur cidre des Terres connues – un breuvage couleur de miel, exporté vers des cités et bourgades sans nombre où de fins buveurs étaient disposés à le payer au prix fort.
Les vergers de pommiers représentaient la plus importante industrie de l’Est. Dans la région, ceux qui ne s’occupaient pas des arbres brassaient le cidre, fabriquaient des tonneaux, ou encore faisaient pousser du houblon pour la fermentation. À Nestor même, la population au complet, du plus jeune des enfants à la plus vieille des femmes, participait à la cueillette des pommes. Les anciens prétendaient que le secret d’un bon cidre tenait au fait de récolter les pommes quand elles prenaient une teinte bien spécifique : jaune clair, avec l’amorce d’un léger rougissement. Si leur peau n’était pas assez rouge, les pommes auraient un goût amer ; trop de rouge, et le cidre serait trop doux.
Bringe sortit la lettre de sa poche et la déroula avec soin. Il plissa les yeux sur le texte, incapable d’en déchiffrer le moindre mot. Quand le cavalier noir était arrivé la veille, tard dans la soirée, pour lui remettre le document, Bringe avait dû subir l’humiliation de se le faire lire par son épouse. Bien entendu, il avait ensuite corrigé copieusement cette garce débraillée, au cas où elle se serait mis en tête d’en répéter le contenu à qui que ce soit. En cinglant son épouse à coups de ceinturon, Bringe crut distinguer une lueur d’arrogance dans ses yeux mouillés de larmes. L’idée qu’elle puisse se croire meilleure que lui sous prétexte qu’elle savait lire lui était insupportable. Brûlant d’une vertueuse indignation – après tout, il fallait bien qu’un homme montre à sa femme qui était le maître – Bringe chercha du regard quelque chose de plus brutal pour la frapper. Ses yeux s’illuminèrent devant un lourd pot en fer et, avec une délectation malsaine, il en martela son épouse jusqu’à ce qu’elle s’écroule en sang et sans connaissance.
Une fois sa tâche accomplie, il prit conscience que la correction l’avait excité. Ses pensées s’orientèrent vers la sœur de sa femme, Gertie. À la fête de l’Hiver, elle était venue s’asseoir sur ses genoux, la poitrine ferme et chaude, pour se frotter sur lui de manière suggestive. Quand sa femme avait quitté la pièce pour s’occuper du ragoût, Bringe avait demandé un baiser à Gertie, qui s’était exécutée de bonne grâce. Son baiser n’avait rien eu de fraternel ; elle avait enfoncé sa langue agile entre ses dents, faisant courir un frisson d’excitation dans tout son corps.
Les pensées de Bringe s’attardèrent sur les charmes abondants de sa belle-sœur. Il était temps pour lui de prendre une nouvelle épouse, se dit-il, et la jeune Gertie à la cuisse ronde lui conviendrait joliment. Restait, bien sûr, à régler la question de son épouse actuelle. L’indignation gonfla dans la poitrine de Bringe. Cette truie ingrate le clouait au sol depuis trop longtemps ; elle ne savait que le harceler, le houspiller, et voilà que, à cause de cette lettre, elle s’imaginait le tenir ? Il lui ferait voir.
Bringe leva la lettre contre le ciel pâle du matin. Il allait bientôt s’élever dans le monde, lui aussi. L’attendaient de l’or en abondance, une nouvelle ville, une nouvelle femme dans son lit. Il remit la lettre dans sa poche, puis descendit la colline en direction du village, le pas léger et l’œil brillant.
Aussitôt la porte refermée sur le garde, Jack se précipita auprès de Melli. Elle dormait à l’autre bout de la pièce obscure, couchée sur le flanc à même le bois d’un banc. Prenant garde de ne pas la réveiller, Jack lui palpa le dos à travers l’étoffe de sa robe. Il pouvait sentir chacune des marques. La peau demeurait enflée ; le jeune homme frémit en songeant à ce qui serait advenu si la flagellation s’était poursuivie jusqu’à son terme. Melli pouvait remercier les mercenaires.
Jack pressa doucement de part et d’autre des marques, cherchant s’il restait du pus dessous. Mais l’épiderme avait retrouvé sa fermeté, et il poussa un soupir de soulagement. L’infection qu’il avait drainée quelques jours auparavant semblait avoir disparu : la peau guérissait normalement. Jack se sentit pourtant balayé par une vague d’inquiétude. Melli porterait certainement toute sa vie les marques de la corde. Elles finiraient par s’estomper mais resteraient présentes, stigmates de honte indélébiles, immanquables. Avec beaucoup de tendresse, Jack écarta une mèche de cheveux bruns qui tombait sur le visage de Melli. Son état rendait sa beauté d’autant plus poignante. Jack n’osait imaginer les horreurs qu’elle avait endurées à Duvitt. Il se pencha en avant et lui déposa un léger baiser sur le front.
Quand Melli se réveilla, ses yeux trahirent d’abord des sentiments de panique, puis de reconnaissance, et enfin d’irritation. « Que diable faites-vous ainsi penché sur moi ? » Elle se redressa sur les fesses en se frottant les yeux.
Jack se sentit parfaitement ridicule – se faire surprendre à voler un baiser ! Il se lissa précipitamment les cheveux pour tâcher de faire meilleure impression. « Le garde vient de partir, alors je me suis permis de vérifier votre… » Jack chercha un mot courtois : «… condition. » Melli le dévisagea sans cacher son hostilité.
« Ma condition est excellente, merci ; et de toute façon ce ne sont pas vos affaires. » Elle ramena la couverture autour de ses épaules.
« C’est juste qu’après votre, heu… après l’incident de Duvitt, vous avez attrapé la fièvre. » Jack soutint le regard de sa compagne d’infortune. Melli fut la première à détourner les yeux.
« Qu’on ne me parle plus de Duvitt. » Elle parut regretter aussitôt le ton dur qu’elle avait employé, car elle poursuivit d’une voix plus douce. « S’il vous plaît, Jack. Je veux oublier cet endroit.
— Je n’en parlerai donc plus », répondit Jack d’une manière qu’il espérait galante, en s’inclinant légèrement. « Par contre, nous devons aborder d’autres questions pendant que nous en avons l’occasion. Le garde peut revenir à tout moment.
— Où nous trouvons-nous ? » Melli embrassa d’un regard la petite cellule mal éclairée.
« À environ une heure de marche de Château Harvell. L’aube pointait quand ils nous ont amenés ici. J’ai aperçu brièvement les remparts.
— Nous sommes donc au village ?
— Non, d’après ce que j’ai pu voir, il s’agit d’une sorte de souterrain. À un moment nous marchions dans la forêt, et l’instant suivant nous descendions le long d’un tunnel avec les chevaux. Vous dormiez. Vous avez beaucoup dormi ces derniers jours. »
Jack s’interrompit une seconde, prit une profonde inspiration et posa la question qui le tourmentait depuis un bon moment déjà : « Melli, qui êtes-vous ? » Ses yeux noisette défièrent ceux de la fille. « Et qui fuyez-vous donc ? » Il comprit trop tard qu’il venait de s’exposer à une interrogation similaire.
« Je pourrais vous retourner la question, Jack. Quel intérêt pouvez-vous représenter aux yeux d’une bande de mercenaires ? » Melli s’exprimait avec les manières et l’assurance d’une grande dame. Elle était à l’évidence de haute naissance, habituée à diriger et à donner des ordres.
« Je suis, ou plutôt j’étais, un mitron du château. J’ai fait quelque chose que je n’aurais pas dû faire, et je me suis enfui pour échapper aux conséquences. » Jack courba la tête. Mieux valait qu’elle le prenne pour un voleur.
« Moi aussi, je me suis enfuie du château. » La voix de Melli était étonnamment douce. Lorsqu’il leva la tête, Jack vit qu’elle froissait machinalement le tissu de sa robe. « Mon père voulait me faire épouser une personne dont la seule pensée m’était insupportable.
— Ces hommes sont donc à la solde de votre père ?
— Non, jamais mon père ne s’abaisserait à recruter des mercenaires », lui répondit-elle avec une certaine fierté dans la voix. Elle pivota face à lui. « Savez-vous pour qui ils travaillent ? » Avant que Jack ne puisse réfléchir à une réponse, la porte s’ouvrit et livra passage à Baralis.
« Je crois que vous avez votre réponse, ma chère », dit-il de sa voix grave et charmeuse. Jack jeta un coup d’œil en direction de Melli ; elle parvenait peu ou prou à masquer sa surprise.
« Messire Baralis, dit-elle gracieusement en inclinant la tête. Je suppose que vous êtes ici pour veiller à ma libération. » Jack crut déceler un soupçon d’anxiété derrière son assurance.
« Si vous voulez bien avoir l’amabilité de me suivre, ma dame, je vais vous conduire dans des quartiers plus confortables. » Baralis eut un geste bref pour désigner l’austère cellule. Jack remarqua ses mains : elles avaient toujours été noueuses, tordues, mais elles étaient désormais couvertes de cicatrices affreuses. Baralis lui jeta un coup d’œil ; Jack ressentit de la peur devant ces yeux d’un gris glacial. Il se détourna, incapable de soutenir son regard.
Baralis revint à Melli. « Suivez-moi.
— Et si je refuse ? » Elle avait la tête haute, l’allure impérieuse.
« Vous n’avez guère le choix, ma dame. » Sur un signe de Baralis, deux gardes armés apparurent, l’épée tirée. Jack vit Melli lutter pour conserver son sang-froid.
« Il semble que vous ne me laissiez aucun choix, messire Baralis. » Jack ne put s’empêcher d’admirer son dédain calme. « Je suppose que mon serviteur sera autorisé à m’accompagner. » Jack ne sut s’il devait se sentir insulté qu’elle le présente ainsi ou flatté qu’elle ait pensé à l’inclure.
« C’est malheureusement hors de question, ma chère. Votre serviteur… » Baralis marqua une légère pause indiquant à Melli que, même en sachant qu’elle mentait, il avait trop d’éducation pour la contredire « … devra rester ici. Et maintenant, venez, je vous prie. »
Melli quitta la pièce, après un dernier regard à Jack. Baralis attendit qu’elle soit sortie pour se tourner vers le garçon et lui lancer, d’une voix qui n’avait plus rien de charmeur : « Je te parlerai plus tard. »
Melli, qui avait l’oreille fine, entendit ces dernières paroles ; elle comprit que son compagnon ne lui avait pas dit toute la vérité. Le chancelier du roi ne s’intéresserait pas à un vulgaire voleur ou à un petit criminel. Il y avait autre chose derrière cette affaire.
Baralis la conduisit le long d’un grand couloir de pierre où régnait l’humidité glaciale des souterrains. En chemin, Melli remarqua une pâle mousse translucide qui s’accrochait aux murs. Elle tendit machinalement la main pour la toucher.
« Ne faites pas cela, ma dame », la prévint Baralis. Elle se figea, effrayée par le ton de sa voix. « On ne sait jamais quels dangers mortels peuvent receler ces végétaux. » Melli retira sa main. Le chancelier se détourna et repartit de l’avant.
Au bout d’un moment, le couloir obliqua vers la droite et Baralis s’arrêta devant une lourde porte en bois. Melli le regarda froidement se battre avec le verrou. Quelque chose dans ses horribles mains crochues éveillait un écho dans sa mémoire – un souvenir lointain, qui remontait à son enfance. Elle lutta pour le retrouver, sans succès.
Baralis poussa la porte. Melli découvrit une chambre étonnamment bien chauffée, illuminée par de nombreuses chandelles. Elle vit des tapis sur le sol, ainsi que quelques meubles.
« J’espère que cela vous conviendra. Craupe, mon serviteur, a rapporté ces affaires du château. C’est un peu fruste, je le crains. » Baralis avait beau minimiser ses efforts, Melli voyait bien qu’il s’était donné du mal pour lui procurer un certain confort.
« J’ai pris également la liberté de vous faire préparer à manger. » Il indiqua une table basse où un repas froid attendait sur un plateau. Ce spectacle réchauffa le cœur de Melli. Il y avait de la poularde rôtie, de la saucisse de veau, des œufs de vanneau, du fromage rouge, une miche de pain et une sélection de fruits de serre. Melli détourna rapidement la tête, déterminée à cacher à son ravisseur son intérêt pour ces victuailles.
« Cela suffira pour l’instant », déclara-t-elle d’un ton glacial. Elle espérait qu’il parte rapidement afin qu’elle puisse enfin manger.
— Vous souhaitez probablement prendre un bain et vous changer. Je vous ferai apporter le nécessaire. » Baralis fit mine de partir, mais Melli le retint.
« Pourquoi m’avez-vous amenée ici ? » Le chancelier hésita à lui répondre. Il la dévisagea, puis prit une légère inspiration.
« Disons, ma chère, que nous avons un intérêt commun. »
Quelque chose dans sa voix éveilla un écho chez Melli, rendant soudain limpides les motifs du chancelier. « Vous voulez dire, messire Baralis, que vous ne souhaitez pas vous non plus me voir épouser le prince Kylock ?
— Vous êtes décidément une fille intelligente, Melliandra. » Il eut un mince sourire. « Tellement plus que votre père. » Il s’inclina, presque imperceptiblement, puis se retira. Melli entendit le bruit métallique du verrou que l’on tirait de l’autre côté de la porte.
Elle se jeta sur la nourriture, l’esprit en ébullition. Tout s’expliquait. Baralis haïssait son père ; il ne tenait pas à ce que messire Maybor devienne le beau-père du futur roi et le grand-père de son héritier. Il l'avait donc capturée avant que son père ne puisse le faire. Elle se demanda quels étaient les plans de Baralis à son égard – elle ne s’imaginait pas qu’il lui ferait du mal. Il ne lui aurait pas procuré une chambre aussi agréable s’il avait eu l’intention de la tuer. Melli décida de ne plus se préoccuper de cette question. La nourriture semblait trop appétissante pour qu’elle laisse ses appréhensions lui gâcher l’appétit.
Elle s’assit sur un petit tabouret et se versa un verre de vin rouge à la robe claire. Par habitude, elle tendit la main vers la carafe pour l’allonger d’eau – puis s’interrompit, décidant qu’elle boirait son vin pur. Les usages des belles dames de la cour lui paraissaient futiles désormais. Elle porta le vin à ses lèvres et but longuement, savourant cette petite entorse aux usages. Ses yeux s’arrêtèrent sur le petit couteau en argent qu’on avait eu la délicatesse de lui fournir. Elle le négligea et déchiqueta la poularde à mains nues, arrachant un pilon avec un craquement d’os des plus satisfaisants.
Baralis se frotta les mains, massant les muscles et les tendons. Depuis la fête de l’Hiver il ne parvenait plus à les ouvrir complètement ; ses doigts restaient repliés vers ses paumes. Chaque jour, il en frottait la chair rouge et brillante au moyen d’huiles thérapeutiques, dans l’espoir d’améliorer leur état et de leur restituer un peu de souplesse. Accomplir les tâches les plus simples – mélanger des ingrédients, écrire une lettre, tirer un verrou – devenait de plus en plus difficile.
Baralis se détourna de la porte et remonta le passage sur quelques pas. Face à la pierre nue, il frotta une portion de mur du bout du pouce. Le mur s’effaça en arrière sans un bruit. Craupe se leva avec un air coupable, le visage écarlate. Baralis chercha des yeux la cause de son embarras. Le simplet était en train de jouer avec un petit rongeur.
« Craupe, je t’ai déjà dit de ne pas sortir mes animaux de leurs cages. Ce ne sont pas des chatons que l’on caresse et que l’on gâte. » Son serviteur avait la responsabilité de nourrir les bêtes qu’il conservait à différentes fins. Craupe, malheureusement, avait tendance à s’attacher à ces infortunées créatures.
« Je suis désolé, maître, murmura-t-il. Je vais le rapporter tout de suite au château et l’enfermer à double tour.
— Je me moque bien de cette créature pour le moment, sombre crétin. Je veux que tu fasses chauffer de l’eau et que tu l’apportes à notre invitée. Porte-lui également ceci. » Baralis désigna un petit tas de vêtements et de linge de corps.
« Très bien, maître. » Craupe rassembla les habits dans ses énormes bras et se dirigea vers la porte.
« Encore une chose, Craupe.
— Oui, maître.
— Je ne veux pas être dérangé pour le restant de la journée. Quand tu auras fait ce que je t’ai demandé, retourne à mes appartements et rends-toi utile là-bas. » Craupe hocha la tête. « Et emporte ce rongeur immonde. Je n’ai aucune envie de rester ici en compagnie d’un gros rat ! » Avec une impatience croissante, Baralis le regarda tenter d’attraper le rongeur sans lâcher sa pile de vêtements. Craupe finit par glisser la répugnante bestiole dans sa poche. Baralis nota mentalement l’état de la créature – le poison qu’il essayait sur elle était à l’évidence beaucoup plus lent que prévu. Elle aurait dû crever depuis longtemps.
Après le départ de Craupe, l’attention de Baralis se tourna rapidement vers d’autres sujets. Il devait rencontrer la reine dans la matinée afin de lui remettre la nouvelle fiole de remède pour le roi. Il espérait profiter de cette entrevue pour découvrir où en étaient les recherches de la Garde royale. Elle ne devait en aucun cas pouvoir remonter la piste de la fille jusqu’à lui.
Les pensées de Baralis s’attardèrent sur Melli – un joli morceau, si tendre, si tentant… certes un peu plus mal en point qu’au moment de sa fuite, mais cela la rendait d’autant plus séduisante. La perfection revêtait peu d’intérêt pour Baralis. Il n’avait pas encore décidé ce qu’il ferait d’elle. Rien ne pressait ; on ne risquait pas de la trouver ici. Le refuge, comme il aimait à l’appeler, n’était connu de personne, malgré le tunnel qui le reliait au château. Baralis supposait qu’on l’avait creusé des siècles plus tôt pour servir d’issue de secours en cas de siège puis qu’on l’avait complètement oublié, comme tant de choses.
Baralis s’autorisa un petit air satisfait. Les événements tournaient une fois de plus en sa faveur. Ses mercenaires avaient retrouvé non seulement la fille de Maybor, mais également le garçon. Naturellement, ces ingrats sans loyauté avaient exigé une prime. Baralis décida de laisser Jack transpirer un peu avant de l’interroger sur l’incident des pains. Deux ou trois jours au pain sec et à l’eau dans une cellule obscure le rendraient plus accommodant.
Le chancelier marcha jusqu’à une tapisserie fanée pendue au mur du fond. Il écarta le tissu mangé aux mites. Sa main crochue vint se poser sur la pierre froide et trouva ce qu’il cherchait – un petit trou de la taille d’un ongle, creusé dans le mur. Il se pencha en avant pour coller son œil à l’ouverture.
Le chancelier voyait la chambre de Melli dans les moindres détails. Il sourit en regardant la jeune fille dévorer son plateau avec appétit, mordre sauvagement dans une grosse saucisse et envoyer de grandes rasades de vin le long de son gosier délicat.
Elle devait avoir un morceau de viande coincé entre les dents, car elle se les curait sans vergogne avec un os de volaille. Quand elle eut délogé le morceau importun, elle le recracha avec élégance et reprit un peu de vin.
Baralis entendit clairement les coups frappés à sa porte, auxquels Melli répondit par un « Entrez ! » tonitruant. Craupe s’avança dans la pièce de sa démarche pataude, portant un grand seau d’eau bouillante. Le chancelier s’amusa de la crainte et de la révulsion qui s’étalèrent sur le visage de Melli tandis que son serviteur traversait la pièce. Il sourit de la voir jeter un regard furtif en direction de la porte ouverte pour jauger ses chances de fuir pendant que Craupe versait l’eau chaude dans la baignoire en bois. La jeune fille se leva nonchalamment et fit un pas vers la porte. Craupe se retourna, les mains sur le seau d’eau chaude.
« Je ne ferais pas ça si j’étais vous, demoiselle », dit-il, si bas que Baralis dut tendre l’oreille pour comprendre. La fille de Maybor, manifestement surprise par la douceur de sa voix, se rassit. Craupe acheva de remplir la baignoire. « Veillez bien à rajouter de l’eau froide avant de prendre votre bain. Sinon, vous allez vous ébouillanter et peler comme une tomate. »
Craupe quitta la pièce. Il revint quelques secondes plus tard avec les habits et le linge de corps, qu’il déposa soigneusement sur le lit avant de prendre congé en s’inclinant maladroitement.
Baralis regarda la jeune fille examiner les vêtements qu’on lui avait apportés ; de toute évidence, elle les trouvait à son goût. À en juger par la robe rouge minable qu’elle portait sur le dos, elle n’avait pas eu le plaisir de mettre de beaux vêtements depuis un certain temps.
La jeune fille traversa la pièce, testa la température du bain puis retira vivement son doigt. Constatant que Craupe ne lui avait pas menti, elle versa le seau d’eau froide dans la baignoire. Baralis s’humecta les lèvres en la voyant délacer sa robe. Il avait vu de nombreuses femmes se déshabiller, mais le spectacle s’avérait toujours plus intéressant quand la personne en question ne se savait pas observée. Devant son amant, une femme fait la belle et se pavane, rentre le ventre, met la poitrine en avant. Une femme qui se croit seule ne se donne pas tant de peine ; elle s’avachit, se gratte et pète.
Melli ôta prestement sa jupe et son corsage. Baralis admira ses seins blancs haut perchés. Il eut par contre un hoquet de surprise quand elle se tourna vers son bain : six longues zébrures rougeâtres s’étalaient dans son dos. Elles ne remontaient qu’à quelques jours, deux d’entre elles étaient encore bordées de sang séché. Qu’est-ce donc ? se demanda-t-il. Les mercenaires n’avaient jamais parlé de coups de fouet. Baralis ne parvenait pas à détacher les yeux de ce spectacle ; une telle perfection, une peau si veloutée, si blanche, des jambes et des fesses aussi remarquables, tout cela magnifiquement mis en relief par la présence de ces vilaines cicatrices rouges… Loin de dégrader la beauté de la jeune fille, ces marques semblaient la magnifier par leur hideur même. Baralis sentit un fourmillement dans son bas-ventre.
Melli rassembla le savon, la brosse et la serviette dont elle avait besoin pour son bain et se laissa descendre avec précaution dans l’eau. Elle s’y prélassa un moment, ne laissant émerger que la tête. Puis elle savonna la brosse et entreprit de se frotter les pieds et les jambes, avant de prendre la serviette pour nettoyer ses parties plus intimes. Elle commença à se frotter le dos, faisant la grimace quand l’étoffe mouillée entra au contact de ses marques. La jeune fille posa la serviette pour se palper prudemment le dos. Apparemment effrayée par ce quelle sentit, elle se leva, mince et ruisselante, et sortit du bain. Son regard fit le tour de la pièce. Baralis devina ce quelle cherchait : un miroir. Il se félicita d’avoir pensé à lui en fournir un.
Melli courut jusqu’au miroir, projetant des gouttelettes d’eau sur le beau tapis. Elle se plaça dos à la glace et se tordit le cou pour constater la cause de son angoisse. Baralis la vit fondre en larmes à la vue de son dos balafré, puis s’écrouler au sol en sanglotant doucement.
Baralis se détacha de la pierre. Il en avait vu assez pour le moment. Le spectacle de la jeune fille en pleurs l’avait laissé de marbre. Après avoir soigneusement remis la tapisserie en place, il s’assit dans un fauteuil confortable et se versa un verre de vin.
Il tourna son attention vers d’autres sujets. Bringe devait avoir reçu sa lettre maintenant. Il avait hâte de voir commencer la mutilation des vergers de Maybor. Bringe, songea Baralis, était le genre d’homme qu’il appréciait – cupide.